"Les confréries néo-soufies dans la mouvance guénonienne"

 
This abstract was published in the Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études (section des sciences religieuses) 109 (2000-2001): 295-98.

A l'occasion du cinquantième anniversaire de la mort du philosophe français René Guénon au Caire, Mark Sedgwick est venu du Caire à l'EPHE afin de présenter une série de cours sur les confréries néo-soufies dans la mouvance guénonienne.

Il a commencé par examiner les relations entre Guénon et l'Islam, après avoir mis en lumière les sources de la pensée de Guénon dans la philosophia perennis de la Renaissance. Ce n'est que pendant la troisième période de son existence, après son émigration au Caire en 1930, que Guénon a réellement adopté une pratique musulmane. Les deux premières périodes -- la phase occultiste et la phase catholique - avaient été caractérisées par des activités philosophiques plus que religieuses, même si la première phase avait vu la fondation à Paris de la première confrérie néo-soufie connue, la Shadhiliyya du peintre suédois Ivan Aguéli. Le Guénon du Caire, marié avec une Egyptienne et devenu à la fin de sa vie citoyen égyptien, était musulman orthodoxe et pieux dans sa pratique, mais ses intérêts et ses contacts intellectuels n'avaient pas changé. Il s'adressait à son public français et européen, tandis qu'il n'entretenait guère de contacts avec les milieux intellectuels et religieux égyptiens de l'époque, surtout à cause du fossé énorme qui séparait les deux mondes. Il demeurait universaliste dans ses croyances, présentant son adhésion à l'Islam comme «installation» et non comme «conversion».

M. Sedgwick s'est ensuite penché sur la confrérie la plus importante de la mouvance guénonienne, la Maryamiyya de Frithjof Schuon (1907-98). Schuon établit sa propre confrérie en Suisse et en France dans la lignée de la confrérie algérienne Alawiyya. La confrérie guénonienne fondée par Schuon est restée plus ou moins secrète jusqu'aux années 1990. Ses adhérents étaient surtout des intellectuels : écrivains, universitaires, journalistes ; pour cette raison, les approches de Schuon sont actuellement assez répandues en Occident, sans qu'on en reconnaisse toujours les véritables origines. A la fin du XXième siècle, on trouvait la Maryamiyya en France, en Suisse, en Angleterre et aux Etats-Unis, mais aussi dans le monde islamique.

Schuon a développé la conception guénonienne de «l'unité transcendante des religions» et a moins placé l'accent que Guénon sur les périls de la «contre-initiation». A cause de ces modifications dans la théorie d'origine, mais surtout à cause d'une série de visions que Schuon aurait reçues, sa confrérie s'est transformée: de confrérie soufie, elle est devenue un mouvement religieux universaliste. Dans ses visions, la Sainte Vierge aurait donné à Schuon une mission spéciale comme «maître de la religion pérenne à la fin du temps». Bien que plusieurs Maryamis soient restés fidèles à l'Islam, d'autres se sont éloignés définitivement de cette religion, suivant des pratiques dites «pérennes», en fait de la religion des «peaux rouges» américains. Schuon lui-même commença à pratiquer la «nudité sacrée» et, à la fin de sa vie, il fut arrêté pour détournement de mineurs (mais ensuite remis en liberté). Ce scandale marqua la fin de sa confrérie, qui existe aujourd'hui sous d'autres dirigeants et sous des formes plus ou moins orthodoxes.

Schuon ne fut pas le seul partisan de Guénon à établir une confrérie du vivant de Guénon encore. Un français, Roger Maridort, créa sa propre confrérie Darqawiyya à Turin. Celle-ci devint la gardienne -- un peu paranoïaque -- du guenonisme pur, de ce que les mauvais esprits appellent la «guénolâtrie». Les adhérents de Maridort ont répandu le guenonisme en Italie, où Guénon était déjà connu par l'ouvre de son disciple non soufi, Julius Evola.

La plupart des autres confréries guénoniennes sont issues de celle de Schuon. Les plus importantes et intéressantes sont la Shadhiliyya du Roumain Michel Vâlsan à Paris, l'Alawiyya de Paul de Séligny à Monaco, et l'Ahmadiyya de Felice Pallavicini à Milan. Vâlsan fut un des premiers adhérents de Schuon à le quitter à cause de son manque de respect pour la loi islamique; sa propre confrérie suivait une interprétation assez stricte de cette loi. Parmi ses adhérents, il y avait quelques intellectuels francophones dont l'importance a été grande pour la traduction et la diffusion des livres et des idées des grands maîtres du soufisme classique, surtout d'Ibn Arabi. Après la mort de Vâlsan en 1974, de petits groupes de ses anciens adhérents se sont rattachés à des maîtres soufis en terre d'Islam. Les soufis guénoniens les plus orthodoxes ont ainsi fini par devenir des soufis tout court.

La confrérie de Paul de Séligny était, par contre, la moins orthodoxe. Etablie au Maroc, puis déplacée vers la Côte d'Azur, cette confrérie a connu d'étranges mutations. Après être devenue successivement groupe religieux hindou et bureau de journal, elle se transforma finalement en Institut scientifique d'Instruction et d'Education. L'Institut employait les mêmes techniques que la confrérie, techniques qui venaient de l'Hindouisme plus que de l'Islam. Les adhérents de Séligny suivaient ainsi une pratique quasi-religieuse sans contenu doctrinal. Au contraire des autres confréries, Séligny et ses adhérents n'ont répandu ni l'ouvre de Guénon ni le soufisme. Ils ont joué un certain rôle dans la révolution sociale des années 1960, quand la mise en liberté de l'amante de Séligny, enfermée par ses parents dans un asile, devint une cause célèbre pour les milieux progressistes.

La confrérie de Felice Pallavicini à Milan est la fondation la plus récente, puisqu'elle remonte aux années 1980. Son origine tient au renom personnel de Pallavicini, ancien Maryami qui quitta Schuon dans le courant des années 1950. Pendant les années 1970, il fut un interlocuteur important du dialogue interreligieux en Italie. A cause de ces activités, Pallavicini devint pendant quelques années l'un des musulmans les plus connus de son pays. Il en profita pour prêcher l'unité transcendante des religions, présentant comme propres à l'Islam beaucoup d'idées qui provenaient en fait de Guénon. Les autres musulmans en Italie n'en étant guère satisfaits, ses activités suscitèrent beaucoup d'hostilité. L'absence de réussite de ses tentatives ocuméniques l'a conduit à se concentrer sur l'Islam, et son projet d'une mosquée à Milan est par la suite devenu une question politique épineuse. Ses adhérents sont guénoniens et musulmans en même temps.

Guénon n'a pas voulu établir le néo-soufisme, mais lancer une renaissance spirituelle occidentale. Son ouvre a en partie été utilisé en Europe, et surtout aux Etats-Unis, pour promouvoir le néo-soufisme, ce qu'il aurait qualifié de «contre-initiatique». La renaissance spirituelle ne s'est pas produite, et l'importance du soufisme guénonien en Occident a diminué depuis les années 1960. Ce fut peut-être l'époque la plus importante pour l'influence des guénoniens ; ils dominaient alors le champ du soufisme en Occident et représentaient une des rares sérieuses solutions religieuses de substitution. Aujourd'hui, la concurrence a fortement augmenté. On remarque aussi que la production intellectuelle guénonienne a diminué sensiblement au cours des dernières décennies : alors qu'il y avait autrefois une dizaine d'auteurs maryamis importants, il n'en reste actuellement qu'un. Il s'agit d'un des premiers musulmans de naissance à s'être associé à la mouvance guénonienne, Seyyed Hossein Nasr (1933-- ). Nasr -- Persan, ancien directeur d'études à l'université de Téhéran, président fondateur de l'Académie impériale iranienne de philosophie, conseilleur de la feu impératrice Farah -- est actuellement directeur d'études à l'université George Washington aux Etats-Unis. Nasr est l'auteur d'une trentaine de livres, dont une dizaine très importants. La plupart sont écrits en anglais, ces livres ont notamment été traduits en persan, turque, arabe et malais.

Le guenonisme est arrivé en terre d'Islam plus tard qu'en Occident et y a pris des formes différentes. Le soufisme classique y étant bien établi et bien connu, on n'y trouve pas de confréries néo-soufies : un pays islamique est un milieu très hostile au développement de singularités telles que celles observées chez Schuon. On y trouve plutôt du soufisme classique, quelque peu adapté à la modernité, avec la présence de thèmes guénoniens dans la vie intellectuelle générale.

Une relation entre le guenonisme et le soufisme classique apparaît surtout dans les pays où le monde des élites intellectuelles est assez proche de celui d'un ancien pays colonisateur. Le milieu intellectuel de l'élite marocaine étant très intégré dans le milieu français, on n'est pas surpris de savoir que les conséquences possibles des livres de Guénon ne diffèrent guère pour des lecteurs marocains et français, surtout si le lecteur marocain est étudiant à Paris. C'était le cas pour le jeune Faouzi Skali, actuellement muqaddam [représentant] en France de la confrérie marocaine Bouchichiyya. La Bouchichiyya est actuellement la confrérie la plus importante du Maroc, avec une nombre d'adhérents provenant des milieux universitaires et cultivés; pour beaucoup de ces soufis marocains francophones, la rencontre avec le guenonisme a été décisive. Skali est soufi avant d'être guénonien, mais est quand même guénonien et connaît bien les milieux français du guenonisme et de la spiritualité parallèle; il y diffuse sa confrérie avec un succès manifeste.

Par contre, le guenonisme ne figure pas beaucoup dans les débats intellectuels de ces anciennes colonies, débats dominés par l'islamisme et les restes de laïcisme. La situation est différente dans les deux anciens empires islamiques, en Turquie et Iran. Comme on l'a vu, le seul écrivain guénonien d'importance aujourd'hui est Nasr, universitaire iranien formé aux Etats-Unis, ancien adhérent et actuel dirigeant de la confrérie Maryamiyya. Bon guénonien, Nasr a travaillé en Iran pré-révolutionnaire pour sauvegarder la tradition mystique et soufie perse. Il a répandu les thèmes guénoniens dans l'Iran impérial, mais la conséquence la plus important de ses efforts et de ceux de quelques autres a été une renaissance d'un intérêt pour la philosophie mystique; celle-ci a contribué à la renaissance islamique plus générale, qui a abouti à la révolution islamique. Les autres collaborateurs de Nasr sont devenus des ayatollahs ou des martyrs célébrés ; Nasr lui-même était trop fidèle au trône et est resté en exil depuis la chute de l'empereur. Cela n'empêche pas ses livres de continuer à être traduits et édités en Iran, où l'on trouve de notables références aux thèmes chers à Guénon dans des débats actuels importants.

Nul ne sait quels en seront finalement les résultats, mais la renaissance spirituelle que Guénon a voulue en Occident pourrait bien se produire peut-être un jour en Orient.

Le Caire, le 20 septembre 2001

Traditionalists.org was established June 19, 2000.
This page was last revised July 20, 2006 .
Comments © Mark Sedgwick, 1998, 2000-2006